Sciences et métaphysique : du danger des mélanges. Analyse d'une interview de Trinh Xuan Thuan Imprimer
Écrit par Fabrice Neyret   
Dimanche, 03 Avril 2011 00:00

Cet article est paru dans notre newsletter n°33 en mars 2008 (en version abrégée dans la forme html, longue dans la forme pdf).

 

On trouve sur le site de l’UIP (Université interdisciplinaire de Paris [1]) la vidéo [2] d’un entretien de Trinh Xuan Thuan, titrée « La science a des implications philosophiques et métaphysiques », d'après une phrase que Trinh Xuan Thuan y prononce.

Cette vidéo de 7'35 est réalisée par l'UIP, l'entretien est mené par son fondateur et actif membre Jean Staune, Trinh Xuan Thuan étant lui-même membre de l'UIP. La vidéo est également disponible sur dailymotion, et semble avoir été diffusée à partir de novembre 2007.

Trinh Xuan Thuan [9] est un astrophysicien de plus en plus visible dans les médias français, notamment suite à ses différents ouvrages de vulgarisation dont la correction scientifique est mâtinée d'une esthétique originale et séduisante qui va souvent jusqu'à des considérations touchant à la spiritualité et à la métaphysique. Cette visibilité est accompagnée et renforcée par sa participation à l'UIP qui y trouve un support visuel et argumentaire. Trinh Xuan Thuan fait à nouveau l'actualité suite à la sortie de son dernier livre « Les voies de la lumière : Physique et métaphysique du clair-obscur » (Fayard, 2007).

 

 



Présentation du problème

Trinh Xuan Thuan n'est pas un « charlatan », ni un « pseudoscientifique » : c'est un authentique universitaire français conduisant de vraies recherches et enseignements en astrophysique, et pour autant que je puisse en juger il est pleinement inséré dans sa communauté disciplinaire : son discours scientifique de fond lié à son coeur de sujet ne pose apparemment aucun problème.

Par ailleurs, on peut être scientifique, on n’en est pas moins humain, et il n'y a aucun problème à éprouver des sensations esthétiques quant à l'Univers, et à s’enthousiasmer sur les connaissances récentes ou encore à venir, et ce à plus forte raison dans un ouvrage destiné au grand public. (Je partage d'ailleurs plusieurs de ses émotions et admirations quant à l'« harmonie » des lois et données de la physique et de l'Univers.)

De même, un scientifique « au labo » est « à la ville » un citoyen, qui peut légitimement avoir des opinions, passions et adhésions sur tout, y compris avoir sa propre démarche philosophique, spirituelle ou métaphysique (ou adhérer en tout ou partie à des Écoles existantes). Il a bien sûr le droit d'en parler.

D'où peuvent alors venir les problèmes d'une juxtaposition entre sciences et métaphysique ?

Il y en a de deux natures (au moins), toutes deux liées au biais d'argument d'autorité (qu'il soit volontaire ou juste perçu par le lecteur) :

  • D'où parle l'intervenant au moment de son intervention ? Comme expert légitime et reconnu d'une discipline, sur un sujet relevant de celle-ci ? (Et quel poids ont les intitulés et titres présentés [6] ?) Comme expert exprimant une opinion controversée dans sa discipline ? Ou comme simple citoyen, sur un sujet extérieur à son domaine d'expertise scientifique ? Dans ce dernier cas, cela peut relever de sa simple opinion, mûrie ou non (le dispositif médiatique provoquant facilement des écarts livrés sans hiérarchisation), ou relever d'une certaine expertise philosophique, référant alors à une communauté et à un registre totalement différents (où sa légitimité n'a aucune raison de découler naturellement de celle qu'on peut avoir dans l'autre discipline).
  • De quelle nature sont les propos et allégations ? S'agit-il de présenter des connaissances (modèles et données) scientifiques ? De les illustrer au moyen d'interprétations, images et analogies ? Éventuellement, de pointer une opinion scientifique divergente (mais légitime tant que mentionnée comme telle) ? De faire part de ses sentiments esthétiques (ou prosaïques) face à la pratique de son métier, ses résultats, ses circonstances ? De marquer une opinion ? Ou s'agit-il de tirer argument d'un de ces registres pour prouver des choses dans un autre ?

 

Ces différentes « facettes » sont complémentaires dans une vie humaine, mais chacune traite exclusivement de son domaine, à l'image de la laïcité qui recommande l'« étanchéité » entre ces facettes : la science n'a pas la capacité de prouver des vérités en morale, politique, métaphysique, pas plus que ces dernières n'ont le pouvoir de prouver des vérités scientifiques.

Or, ce sont précisément sur ces deux axes que s'opèrent des glissements divers dans cet entretien :

 

  • Il y a des « donc » concernant l'Univers découlant de considérations métaphysiques (qui ne sont pas présentées comme des opinions ou actes de foi mais comme des raisonnements).
  • Dans ce contexte, tout un vocabulaire de vulgarisation est dangereusement voisin du vocabulaire spiritualiste : il n'y a pas glissement au sens strict ici, mais cela le favorise dans la perception de l'auditeur et prépare la recevabilité des « donc » abusifs.
  • Trinh Xuan Thuan s'appuie à plusieurs moments sur d'autres disciplines que la sienne (et de façon non maîtrisée conduisant à des « preuves » illégitimes).
  • Sa position respectable au sein de sa discipline tend à accréditer ses propos pour l'auditeur, même quand ceux-ci sortent de son domaine d'expertise (sans qu'il l'ait nécessairement voulu, mais absolument rien dans l'entretien ne met en garde contre cette limite, aggravée par le fait que les opinions sont présentées comme des raisonnements).
  • L'opinion de Trinh Xuan Thuan est implicitement en porte-à-faux vis à vis d'une posture philosophique consensuelle en sciences, à propos du principe anthropique [5] : la science le postule faux, considérant a priori que l'Homme n'occupe aucune place privilégiée vis à vis des lois de la physique et de l'Univers. Trinh Xuan Thuan a bien sûr le droit de faire un autre postulat, mais il faut alors expliciter clairement qu'à cet endroit il diverge de l'opinion de sa discipline, ce qu’il ne fait pas.

 

 

Ces raisonnements sont par ailleurs entachés de multiples biais classiques en zététique [4], et de raccourcis argumentaires fréquents en pseudosciences (notamment, les ponts superficiels et abusifs avec le théorème d'incomplétude de Gödel [3],  ou avec les étrangetés de la  mécanique quantique comme le paradoxe EPR [7]). Nombreux sont aussi les classiques chausse-trappes sémantiques propres à faciliter le glissement de sens à l'insu de l'auditeur : une première phrase polysémique est acceptée via un certain sens, puis l'assertion ainsi psychologiquement validée est finalement utilisée dans un sens différent (le glissement s'opère parfois progressivement le long de trois à quatre phrases).

Nous allons maintenant détailler tous ces éléments dans leur contexte chronologique.

 

Analyse de la vidéo

Je repère ici la découpe en séquences logiques, et relève uniquement les points qui posent problème.

 

Séquence d'introduction

Une courte contextualisation pose le personnage académique : laboratoire, doctorants, enseignement, dont en Virginie un cours d'astrophysique pour littéraires.

 

Séquence « alliance cosmique de l'Homme et de l'Univers »

Trinh Xuan Thuan rappelle comment l'Homme résulte de « poussières de supernovae », ce qui est correct: d'après les modèles actuels, la matière originelle se limite à hydrogène et à l'hélium; les supernovae fabriquent tous les autres atomes de l’Univers, dont les nôtres sont issus, par fusion nucléaire, en explosant.

Puis il énonce que « L'Homme donne un sens a l'Univers ». On est ici en plein dans la polysémie qui favorise les glissements abusifs : s'agit-il de dire que l'Homme se créée un sens de l'Univers, phrase avec laquelle on peut facilement tomber d'accord ? Ou s'agit-il de dire que l'existence de l'Homme modifie (et même bouleverse) l'Univers lui-même ? Le « sens » de ce dernier ayant alors une valeur intrinsèque, indépendante du référentiel humain ? Ça n'est pas du tout la même chose ! La suite semble faire pencher pour la seconde interprétation. Il affirme ainsi un peu plus tard : « Pourquoi l'Univers aurait cette beauté splendide s'il n'y avait pas d'observateur pour l'admirer ?  l'Univers nous a créé pour ».

Cet a priori spirituel (que l'on peut aussi interpréter comme un « souhait de réalité ») a l'apparence d'un raisonnement, alors que l’on peut se demander :

 

  • en quoi y aurait-il obligation qu'il existe des observateurs pour l'admirer ?
  • L'Univers aurait eu une intention, et se serait orienté en fonction de cet objectif ? Y-a-t'il un début d'idée de preuve, au delà du simple désir de sens ?
  • Est-ce que l'« admirabilité » de l'Univers n'est pas avant tout une catégorie émotive, typiquement humaine ? Et quelle est la part de la construction réalisée par les scientifiques, de la limitation de notre entendement, et de ce qui serait intrinsèque à l'Univers hors référentiel humain dans cette admirabilité ?

 

 

Séquence « sans cet improbable réglage ultraprécis des 15 constantes physiques fondamentales de l'Univers, vie et conscience n'existeraient pas »

C'est un argument débattu, qui en soi parait particulièrement fort. Il a donné lieu à bien des conjectures « fantastiques » (citons l'idée de la fabrique continuelle d'Univers parallèles ayant des paramètres différents « au hasard », certains s'avérant avoir un destin plus intéressant que d'autres).

Tout en suivant ces débats en amateur passionné, mes propres compétences sont bien trop limitées pour savoir si cette idée que « n'importe quelle infime variation des 15 constantes fondamentales auraient rendu l'apparition des atomes impossibles » est ou non fortement partagée chez les spécialistes du domaine, ni quelle est l'étendue de cet improbabilité (Trinh Xuan Thuan avance un ordre de grandeur).

Il y a par ailleurs ici plusieurs raccourcis dangereux ou illégitimes, au sein de cette affirmation comme des conséquences qui en sont tirées. Ce qui intéresse Trinh Xuan Thuan, c'est l'apparition de la vie, puis de la conscience. Son sujet d'étude concerne les étoiles massives. Celles-ci « dans notre Univers » engendrent la nucléosynthèse. Ce mécanisme apparemment unique produit les atomes dont nous sommes faits. Or pour qu'elle existe il faut (si on en croit l'affirmation) un ajustement précis des 15 constantes fondamentales. Cependant :

 

  • vie et conscience sont pris au sens étroit basé sur notre chimie, biologie, neurones. Il s’agit d’un « effet Pangloss » [4] : on raisonne en marche arrière puis on s'étonne que cela conduise où on est arrivé, négligeant tout autre chemin possible menant ailleurs. Définir la vie et la conscience n'est pas facile, « en général », mais même pour celle connue sur notre planète. Imaginer les conditions et formes de vies possibles reste un exercice hautement spéculatif. Même sur Terre où toutes les formes de vie sont étroitement parentes, les limites des possibles sont régulièrement repoussées (Trinh Xuan Thuan cite lui-même les bactéries extrêmophiles vivant dans des conditions improbables de température, pression, acidité). Qui sait s'il ne saurait exister d'autres formes organisées se perpétuant et traitant de l'information sous forme de turbulences de nébuleuses, ou de fluctuations magnétiques ? Dès lors, qui peut imaginer ce qu'il pourrait ou non advenir dans un Univers ayant des règles du jeu totalement différentes ? Comment affirmer que notre forme de vie est la seule possible, non seulement dans notre l'Univers, mais aussi de tous les univers différents possibles ?

  • Les atomes lourds proviennent de la nucléosynthèse dans les supernova, c'est entendu. Mais dans un Univers bouillonnant globalement en expansion et localement en effondrement, où des phénomènes surgissent à toutes échelles et où les deux extrêmes s'influent, peut-on vraiment affirmer que sans supernova, aucune autre forme de nucléosynthèse ne finirait par apparaître autrement ? Peut-on affirmer que dans aucun autre Univers « réglé différemment », aucune forme de nucléosynthèse (ou concept organisationnel équivalent) n'aurait pu se produire d'aucune façon ?

  • Que peut signifier « l'ensemble valide pour ces 15 paramètres est improbable » ?

    Pour un paramètre, cela signifie que la plage de valeurs intéressantes est faible par rapport à la plage de valeurs possibles. Ceci engendre deux problèmes :
    • Comment sait-on quelle est la plage de valeurs « possibles » (hors de notre Univers) ?
    • La répartition de ces valeurs est-elle régulière, ou dit autrement, comment marche le « tirage aléatoire » lors de la fabrique ? Par exemple, fabriquer un « son au hasard » ne veut rien dire : est-ce son intensité en Watts ou en décibels que l'on va tirer aux dés ? Sa fréquence ou sa longueur d'onde ? La répartition en sera totalement différente ! Or, qui sait dire comment se répartissent les « valeurs possibles de la vitesse de la lumière dans la fabrique d'Univers » ? Peut-être que la valeur qui est « la nôtre » y est en fait la plus probable ?

    Avec plusieurs paramètres, tout dépend de comment ils sont liés. Par exemple, il y a a priori énormément de possibilités différentes de poids, hauteur, et tour de taille chez les humains. Mais en réalité ces paramètres sont très liés entre eux, il y a beaucoup moins de possibilités que ne le suggère le nombre total de trois paramètres apparents.

    Or, l'Histoire de la physique, c'est précisément celle de l'intégration : des modèles spécialisés sont ultérieurement reliés entre eux par des modèles de plus en plus fondamentaux - certains font même la chasse au « modèle ultime ». Électricité et magnétisme sont maintenant une même chose. Température, agitation et rayonnement infrarouge sont désormais liés. Les rayons bêta sont « juste » des électrons, ondes radios lumière visible et rayon gamma sont tous des photons électromagnétiques. La biologie découle de la chimie, laquelle découle de la mécanique quantique. La forêt foisonnante de particules s'organise par familles et compositions. Nombre de concepts et de variables autrefois « fondamentaux » sont devenus « intermédiaires », découlant d'un ensemble plus resserré de concepts et paramètres.
    Dès lors, qui peut prétendre que cette démarche de réduction progressive par approfondissement de notre compréhension est finie, et que ces 15 constantes-ci sont indépendantes ? Si elles ne découlent finalement que d'une ou deux constantes plus fondamentales encore, alors ces « 15 réglages » correspondent en réalité à un ou deux réglages seulement.

 

Séquence « Réalité ultime inaccessible au delà des instruments » : preuve par la mécanique quantique, paradoxe EPR et théorème d'incomplétude de Gödel.

À nouveau, la séquence commence par des phrases et vocabulaires polysémiques facilitant le glissement métaphysique. Oui, on peut dire que la mécanique quantique et ses étrangetés nous montrent que notre perception classique (perceptive et instrumentale ordinaire) donnent une vision de la réalité « pas ultime, préfigurant qu'il y a une réalité plus ultime au-delà ».

Maintenant, les mots « ultime », « au-delà », « réalité », et en particulier l'expression « réalité ultime au-delà » sont étrangers au langage des sciences alors que coutumier de l'ésotérisme, et par conséquent grincent à nos oreilles rationnelles. D'autant que la mécanique quantique est devenue le quotidien assez bien maîtrisé de beaucoup de chercheurs et de leurs instruments (même l'électronique grand public en témoigne). D'autre part, plus que jamais, la mécanique quantique nous a poussé plus loin encore dans les prudents critères de scientificité tracés par Popper : les sciences ne disent rien de la « nature » des choses ou du « réel intrinsèque », ou de l'« ultime ». Leur boulot est juste de prévoir l'effet des paramètres et de rendre compte des mesures déjà faites dans le passé. Il s'agit donc de chiffres et de formules reliant des mesures, et pas du « sens profond de la réalité des choses », qui est du ressort de la philosophie.

Certes, entre modèle scientifique et philosophie scientifique se retrouve un couple très humain, mais dont le partage des tâches doit être étanche : le modèle caractérise et prévoit des relations entre des mesures, la philosophie aide à interpréter en y « voyant du sens » qui permet à un cerveau humain de mieux s'y retrouver, intuiter, et transmettre.

En particulier, le fameux « paradoxe EPR » [7] défraye notre vision de l'Univers, et peut paraître en contradiction avec la physique (ce qui n'est en fait pas le cas). Des particules « jumelles » qu'on éloigne semblent encore liées malgré la distance : modifier l'une semble modifier l'autre. Le problème porte donc sur le principe philosophique fort de séparabilité et de localité : « l'espace existe, et permet de séparer et délimiter ». Mais le vrai paradoxe est qu'il n'y a strictement aucun paradoxe de modèle : les équations prévoient parfaitement le phénomène. Les désaccords (depuis le début de la mécanique quantique mais ravivés dans ce genre d'occasions) portent uniquement sur l'interprétation : quelle image de l'Univers se faire d'après la façon dont se comportent les équations ? Une image peut être imprécise voire incohérente (et rejetée), ou assez bonne mais échouer dans telle circonstance, et deux images concurrentes peuvent s'affronter. Mais toutes parlent du même modèle physique, des mêmes équations et paramètres, lesquelles sont stables et validées.

 

 

Par ailleurs, des débats déjà anciens montrent que chercher « du sens réel » à tout prix peut conduire à de fausses questions, ou des projections inadéquates de nos conceptions classiques sur les objets ultimes : s'intéresser à la température ou à la pression à l'échelle des particules n'a pas de sens, ces notions sont uniquement macroscopiques. De même, certains prennent encore le fort mal nommé « principe d'incertitude » pour une difficulté à mesurer simultanément la valeur de deux paramètres liés comme la position et la vitesse. Mais dire ceci laisse entendre que ces valeurs existent « quelque part », alors que le principe signifie qu'elles n'ont pas de sens simultanément. Et les nombreux « paradoxes » du domaine sont en fait autant de mises en échec d'intuitions « porteuses de sens ». Les physiciens sont donc désormais méfiants, et préfèrent considérer que ce qui « existe », faute d'autres signes, c'est ce qui est mesurable et pas plus, le reste étant de la philosophie interprétative.

De toutes façons, il n'y a aucune raison de penser que cette situation paradoxale dans l'interprétation est définitive et indépassable : EPR nous force à revoir le principe philosophique de localité ? Fort bien ! Qui dit que l'on n'aura pas bientôt une interprétation valide intégrant EPR ?

« Inexpliqué n'est pas inexplicable » [4], contrairement à ce que suggèrent souvent les tenants du paranormal. Trinh Xuan Thuan sous-entend (assez fort) abusivement que cette réalité derrière EPR est définitivement « non connaissable par la science ».

 

Un dernier glissement dérape plus franchement en abordant Gödel : Le célèbre « théorème d'incomplétude » [3] parle des limites des système formels (logique, arithmétique, théorie des ensembles,  bref les outils mathématiques, ces derniers servant accessoirement à exprimer les modèles physiques). De quoi parle ce théorème si souvent appelé à la rescousse de « l'inconnaissabilité » par les tenants du paranormal et du relativisme ?

On savait déjà - mais autant le rappeler - que ça n'a pas de sens de « prouver les axiomes » à l'intérieur du modèle où on les pose : il faut sortir du cadre pour parler du cadre lui-même. Gödel ajoute juste qu'il existe toujours des indécidables dans un formalisme : il reste toujours des questions pour lequel le système formel ne sait pas prouver que c'est vrai ou faux. Celles qu'on présente sont particulièrement tortueuses et artificielles, fabriquées pour la démonstration, mais ressemblent souvent aux phrases autoréférences paradoxales du type « cette phrase est fausse ».

En mathématiques on peut choisir de prendre une question indécidable (c'est à dire non prouvable ni niable) comme axiome vrai supplémentaire... ou alors aussi bien prendre son contraire ! (C’est le cas de « par deux points passent une droite unique », par exemple. Le bestiaire mathématique contient ainsi toute une série d'indécidables devenus des axiomes « à la carte » : axiome du choix, hypothèse du continu [3]...).

Et alors, la belle affaire ?  Les mathématiques ne sont pas la physique !

 

  • Les mathématiques sont pures filles de la logique et de ses jeux : il s'agit d'y faire des constructions cohérentes, et des antonymes voire des objets très exotiques peuvent exister en même temps. Il se trouve juste que certains des outils mathématiques ont une commodité qui peut parfois servir à la physique.
  • En fille de la logique, les mathématiques sont basées sur la démonstration : on prouve de façon certaine, et les incompatibilités sont définitives. Dès lors, la cohérence ou complétude est un pur jeu de construction fermé sur lui-même. Alors que la physique est fille de la mesure et de l'observation : le réel ne se prouve pas, il se mesure ! L’Univers est l'oracle. Aux modèles de s'adapter pour se plier à ce joug : ça n'est jamais le modèle qui « prouve le réel », mais le réel qui « falsifie » ou « accepte à titre provisoire » tel modèle. Tout raisonnement physique est provisoire « jusqu'à preuve expérimentale du contraire ».
    « Dire le vrai » n'a donc pas du tout le même sens en maths et en physique.
  • La physique sait sortir de son cadre et « prouver ses axiomes » (il n'y a pas d'axiome en physique au sens des maths, puisque le réel peut finir par trancher).
    Toute l'Histoire de la physique est celle d'une large panoplie de modèles spécialisés à telle application, tel phénomène, telle échelle ou tel régime, qui finissent par « s'expliquer » et s'unifier en découvrant des modèles plus fondamentaux. Les différentes matières découlent en fait de molécules faites de quelques dizaines de types d'atomes, eux-mêmes composés de trois types de particules. La chimie est reliée à la mécanique quantique, les ondes de la houle à la mécanique des fluides, elle-même découlant de la mécanique statistique, laquelle explique aussi la thermodynamique. Comme dit plus haut électricité et magnétisme se sont unifiés, et le processus d'unification continue, avec l'espoir d'aller loin encore. Des « axiomes », des « constantes » et finalement même des « lois » sont devenues des conséquences de modèles plus ultimes.

 

L'abus intervient donc quand Trinh Xuan Thuan dit « il faut donc sortir de la science pour déterminer si la proposition est vraie », car cette affirmation est fausse de trois façons :

  • Il faut sortir du cadre si on veut examiner le cadre, mais c'est précisément ce que fait la physique en introduisant de nouveaux modèles. Il faut donc sortir d'un modèle pour revisiter ses bases, ce qui n'est pas « sortir de la science » !
  • Qui a dit que toute proposition devait forcément avoir une valeur de vérité « quelque part » et absolue ?
    Rappelons que les questions menant à l'incomplétude Gödelienne sont de type « cette phrase est fausse » ou « est-ce que l'ensemble qui contient tous les ensembles ne se contenant pas eux-mêmes se contient lui-même ? », et pas du tout du type « quel est le réel dont me parle le paradoxe EPR ? ».
  • La science est la démarche pour trouver le vrai objectivable. Que signifie « en sortir » ? Trinh Xuan Thuan est très discret sur l'alternative permettant d'aller plus loin que la science :  Quelle « autre chose » qui n'est pas la science permettrait de « déterminer le vrai » (et comment ?) quand la science (en fait « tel modèle ») ne le peut pas ?

 

Conclusion

Je suis d’accord avec l’idée que la science permet de décrire mais ne suffit pas à « comprendre » au sens humain du terme : elle offre des modèles calculatoires qui rendent compte et prédisent. Pour l'intuition, l'apprentissage, l'enseignement, l'Homme a besoin de se fabriquer des représentations manipulables par des « schèmes » à la Piaget [8]. C'est ce qu'on appelle l'interprétation, l'illustration, l'analogie, la philosophie (du moins un petit morceau), ou si on y tient pourquoi pas « spiritualité » (du moins un petit morceau). Mais ce ne sont que des entités mnémotechniques, permettant d'exprimer un modèle purement calculatoire de façon plus saisissable par un esprit humain : ça ne fournit rien de plus précis que le modèle physique lui-même, et plutôt moins à cause des limitations et erreurs induites (par exemple par les analogies, toujours limitées, et les manques de généralité).

Le besoin de sens existe, et concernant l'Univers, la physique peut offrir sa compréhension sous forme calculatoire sur laquelle s'exercer à construire du sens. Les humains étant émotion, manipulation et langage avant d'être de (bien piètres) machines à calculer, celles-ci les aident à transmettre des idées et explorer des directions qui sont ensuite solidement étayées et usinées par la rigoureuse machine scientifique.

La vision de l'Univers donne le frisson, les découvertes de la physique font rêver. Et on a bien le droit au rêve ! Cependant, « le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance » [4] : il est essentiel de savoir distinguer quand on rêve, de quand on est en train de chercher à lire le « vrai » de l'Univers physique. À aucun moment il ne faut se mettre dans l'illusion dangereuse que sa quête de spiritualité, son désir de sens, ses préférences morales philosophiques ou politiques, pourraient être des instruments d'investigation et de preuve capables de déterminer directement le « vrai » du monde physique réel !


Fabrice Neyret

 



Notes :

 

[1] : Rappelons que la très controversée UIP est une association 1901 et non une Université, et n'a donc aucune légitimité institutionnelle particulière tant du côté académique que territorial.  Il n'y a bien sûr là rien de répréhensible en soi, cependant ce rappel est indispensable dans la mesure où l'UIP et Jean Staune s'appuient à l'extrême sur les arguments d'autorités de toutes sortes, et profitent régulièrement des ambiguïtés pour obtenir de la reconnaissance médiatique.

[2] : La vidéo de l'interview.

[3] : Voir l'article de wikipedia sur le théorème d'incomplétude de Gödel.

[4] : Voir la liste de facettes et effets zététiques sur le site du Laboratoire de Zététique.

[5] : voir l’article de wikipedia sur le principe anthropique.

[6] : Trinh Xuan Thuan est souvent présenté (notamment dans le site de l'UIP) comme professeur d'astrophysique aux USA à l'Université de Virginie. C'est vrai, cependant il est rarement précisé (mais Trinh Xuan Thuan le fait de lui-même dans cette vidéo) qu'il s'agit d'un cours pour « littéraires et poètes » : ce statut de « Prof d'Université Américaine en Astrophysique » peut abusivement être entendu comme « sommité américaine », apparemment parée de plus d'aplomb.

[7] : Voir l’article de wikipedia sur le paradoxe EPR.

[8] : Voir l’article de wikipedia sur la théorie des schèmes de Jean Piaget.

[9] : Voir le site de Trinh Xuan Thuan.