NB: Une version améliorée de cette nouvelle à été publiée en mars 2000 dans le magazine Login.

Travaillor

Ca va faire cinq jours et onze heures que j'ai quitte le bureau. Je ne suis pas retourne chez moi, il est probable qu'ils m'y attendent. Il a l'air de faire froid tout autour de mon coin sombre, les bouches d'egout fument et les passants emmitoufles hatent le pas. Mais c'est l'humidite que je crains, meme a couvert dans cet entrepot je sens l'humidite partout. Les passants... Il y a cinq jours et onze heures, je croyais encore en faire partie...

Nous en avons recu un dans notre service ce lundi. Les autres services en avaient deja un ou deux, il faut croire que la direction jugeait notre importance assez secondaire, ou que le chef de service avait accumule un differentiel de prestige devenu insupportable vis a vis de ses collegues. C'est vrai que le boulot ne manque pas ici, au contraire des effectifs. Pourtant je ne m'en suis jamais plaint, au contraire j'ai toujours eprouve un certain plaisir a trancher methodiquement dans le tas des etudes a realiser, tas qui tendait a se regenerer sensiblement plus vite que nous le consommions. Je mettais la derniere main a deux etudes, la 15202 sur un concentrateur de lignes pour le departement telephonie, et la 13508 pour le departement 'processeurs et circuits'.

Enfin voila, le service 'amelioration des procedes' avait maintenant son synthetic worker. Et nous avons eu droit a cette stupide mise en scene dont j'avais deja entendu parler: la machine avait une apparence rigoureusement humaine, ce que je trouvais deja en soit choquant, un prenom, et meme un brin de conversation. Il nous etait demande d'accueillir ce 'gars' exactement comme un nouveau collegue, et de ne jamais faire allusion a sa nature. Le chef a pousse le ridicule jusqu'a lui faire faire le tour des bureaux et a lui presenter les particularites du travail de chacun. Tout le monde a joue le jeu, soit. Apres tout c'est une habitude de plus a prendre, et il y a plus important a penser ici. Je suis donc retourne au travail pendant le speech du chef qui revelait a l'autre la crucialite de son service dans la societe. Une nouvelle etude venait de tomber sur mon bureau pour le departement 'produits grand public' concernant le pilotage intelligent d'un appareil menager, et j'avais hate de m'y mettre.

L'autre disait s'appeler Thierry. Je lui ai serre la main quand le chef est venu m'interrompre pour me presenter, alors que je listais quelques pistes d'amelioration du systeme a logique floue pour l'etude 11208 du departement 'produits grand public'. J'ai croise son vague sourire detache, de quelqu'un qui attend poliment d'en avoir fini avec vous pour se replonger dans son boulot. Ca a quand meme un peu change mon attitude a son egard: apres tout il n'etait pas responsable de son etat, et ne semblait pas meme en etre affecte. On pouvait meme croire qu'il se sentait intellectuellement superieur, sincerement, ou au moins notre egal. Un modele 31-50 j'ai pense. Plutot recent donc, bien que je ne parvienne plus a me souvenir de l'article ou j'ai probablement lu les quelques caracteristiques qui distinguent les 31-50 des modeles precedents. J'ai d'ailleurs du lire un tel article dans un moment de pure distraction, dans la mesure ou je ne me suis jamais interesse de pres aux synthetic workers, pour lesquels j'eprouve un melange de desinteret et d'antipathie. Plus ou moins comme tout le monde. Par ailleurs j'ai renonce depuis longtemps a essayer de retrouver d'ou je tire mes informations: si j'ai une assez bonne memoire des details, je dois dire que je ne me rappelle jamais des references des articles. Ca doit probablement expliquer cette trace d'exasperation chez les collegues, quand l'un ou l'autre vient m'interrompre pour me demander un renseignement technique.

L'evenement s'est tasse somme toute assez rapidement, et le gars a totalement integre la vie de l'equipe. Si l'on peut parler d'integration, car il reste essentiellement seul dans son coin, entre ses livres et sa console. Je n'y avais pas prete attention au debut, mais j'ai fini par m'apercevoir qu'il continuait meme quand les collegues partaient dejeuner. Ce qui est logique apres tout, je m'etonne de ne pas avoir anticipe ce fait des le depart. Le stade preliminaire de l'etude 11208 etait acheve, le departement 'produits grand public' allait maintenant mettre quelques semaines a se prononcer pour l'une des options. J'avais commence a attaquer deux autres etudes dans l'intervalle: la 13506, un retour d'evaluation du departement 'processeurs et circuits' optant pour l'option multicouche polycristalline, ce qui demandait de pousser plus a fond les specifications, et la 11209, une nouvelle etude du departement 'produits grand public' sur les systemes experts. L'electro-menager etait decidement grand consommateur d'IA ces temps-ci. Les delais etaient tres courts ce qui etait plutot de nature a me motiver, et je restais un peu plus tard que d'habitude dans la nuit. Et a nouveau je me suis trouve surpris de me rendre compte que l'autre etait encore la lui aussi. L'idee de m'etre retrouve plusieurs fois seul dans le meme batiment que lui sans meme m'en douter m'a paru plutot desagreable. Alors qu'a nouveau c'etait eminemment previsible. Il faut dire qu'il y a beaucoup de travail, et que je n'ai guere le temps de preter une grande attention au monde qui m'entoure, ca doit expliquer que je laisse passer de telles evidences. Et puis ca peut etre l'humidite aussi: je ne suis jamais malade, mais les bureaux sont assez humides les week-ends et j'ai l'impression que ca finit par m'affecter. J'espere que ca n'alterera jamais la qualite de mon travail, j'ai toujours produit des etudes dans les delais depuis que je suis dans la societe, et j'ai l'impression d'y etre depuis toujours!

Ce matin la tout s'est brise: j'etais passe a mon studio pour me changer et relever le courrier, et en revenant au bureau j'ai ete accroche en voiture par un type qui m'a tenu la jambe pendant une heure alors que je devais terminer au plus vite l'etude 13508 pour le departement 'processeurs et circuits'. C'etait bien la premiere fois que j'arrivais apres les collegues et ca m'a donne un sentiment de culpabilite tres desagreable. Les collegues m'ont un peu raille, pourtant eux-meme arrivent frequemment en retard. Et la, l'un d'eux m'a dit 'pourtant Thierry est arrive a l'heure, lui'. La comparaison ne me plaisait vraiment pas, et je lui ai sorti tout ce que je pensais de l'attitude antisociale du synthetic worker qu'on appelait Thierry, et de l'idee de confier notre travail a des machines. Je comptais me remettre tres vite au travail apres cet eclat de voix, c'etait la premiere fois que je parlais ainsi a un collegue et peut-etre meme la premiere fois que j'abordais un sujet non-technique, mais ce retard d'une heure m'avait profondement humilie, et toute cette pluie dehors me nuisait d'une facon ou d'une autre. Mais alors que j'avais fini ma phrase, un silence gene s'est instantanement installe dans le couloir, et tous me regardaient sans bouger. Je les ai tous regardes un a un sans comprendre, et en alternant les regards j'ai fini par tomber sur le mien, se refletant sur la facade de la machine a cafe que je n'avais guere eu a toiser jusqu'a present. Et ce visage, il avait dans les moindres details les traits du visage de l'autre. Alors j'ai couru droit devant moi et je me suis rue dehors.

Apres quelques centaines de metres j'ai ralenti l'allure et j'ai marche vers le quartier des entrepots. J'ai finalement trouve ce petit coin sombre ou je suis depuis cinq jours et onze heures. Et dans mon immobilite j'essaye de remonter le plus loin possible en arriere, sans trouver rien de precis quant a ma vie d'avant mon embauche au bureau. J'ai des souvenirs nebuleux de parents, d'ecole, mais sont-ils vraiment les miens ? En repassant toute ma vie au bureau, j'ai dechire un voile invisible dont je n'avais pas meme soupconne l'existence: a l'evidence mon comportement et celui de l'autre etaient totalement similaires, et le fait que je ne m'en sois pas apercu, comme le fait que je me sois detourne d'incoherences me concernant, comme cette farouche identification aux collegues dont tout me distinguait, et ce desinteret total des miroirs comme de mon apparence, tout cela ne pouvait provenir que d'endiguement provoques, d'oeilleres mentales visant a assurer ma perennite.

Maintenant j'envisage tout ca avec une froideur que seule mon acceptation d'etre inhumain peut expliquer. Et je ne sais toujours pas ce que je vais faire du restant de mon existence...

Fabrice NEYRET, le 01/10/95



Email : Fabrice.Neyret@imag.fr
Adresse : EVASION / GRAVIR - INRIA ZIRST, 655 avenue de l'Europe
                38330 Montbonnot Saint Martin - FRANCE
URL des nouvelles : http://www-evasion.imag.fr/Membres/Fabrice.Neyret/nouvelles/nouvelles.html
Important:
Ces textes restent la propriete de leurs auteurs: pas d'utilisation autre qu'individuelle sans leur autorisation. Notamment, il n'est a priori pas possible de les recopier sur un autre site pour mise a disposition collective. Si vous souhaitez les referencer, mettez un pointeur sur chaque nouvelle, MAIS SURTOUT mettez un pointeur sur la page de nouvelles mentionnee ci-dessus afin que les mises a jours et les nouveaux textes soient accessibles.